Déménager un Tournage : Pourquoi les Studios Plient Vraiment Bagage (et Ce Que Ça Coûte)

La lutte pour les droits des femmes pourrait coûter cher à la Géorgie. Que se passerait-il si The Walking Dead quittait Atlanta ?

Auteur Laurine Benoit

On voit passer les gros titres. Un grand studio menace de quitter une région. Les politiciens s’emballent, les fans s’inquiètent. De l’extérieur, ça ressemble souvent à un simple coup de pression, un jeu de poker menteur entre une multinationale et un gouvernement local. Mais derrière ce vacarme médiatique, il y a une mécanique bien plus complexe et, franchement, beaucoup moins glamour.

Ça fait plus de trente ans que je suis dans la production. J’ai vu des projets naître sur un coin de nappe en papier et devenir des blockbusters mondiaux. J’ai aussi vu des productions entières faire leurs cartons en quelques mois. Croyez-moi, ce n’est jamais une décision prise à la légère. Le cas d’une célèbre série de zombies qui a failli quitter son berceau historique dans le sud des États-Unis est un parfait exemple. Ça nous montre ce qui se trame vraiment en coulisses, loin des caméras. C’est une affaire de chiffres, de logistique et de réputation.

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L’aimant à productions : comment un lieu devient incontournable

Pour saisir l’ampleur d’un déménagement, il faut d’abord comprendre pourquoi tout le monde s’est installé là au départ. La Géorgie, par exemple, n’est pas devenue le « Hollywood du Sud » par magie. C’est le fruit d’une stratégie redoutable, centrée sur un outil diablement efficace : l’incitation fiscale.

Pour faire simple, imaginez que vous êtes un producteur et que votre film va coûter 100 millions d’euros. Si vous dépensez cet argent sur place (salaires, décors, hôtels, nourriture…), l’État peut vous offrir un crédit d’impôt allant jusqu’à 30 %. Concrètement, sur vos 100 millions, l’État vous en rembourse 30. Ce n’est pas un petit rabais, c’est du cash qui revient directement dans vos caisses. Dans notre jargon, on appelle ça le « soft money ». C’est un argument qui pèse très lourd quand on compare les devis de plusieurs régions.

Mais l’argent ne fait pas tout. J’ai vu des productions alléchées par des crédits d’impôt mirobolants atterrir dans des endroits où il n’y avait… rien. Pas de techniciens, pas de matériel, pas de studios. Une vraie galère. Les régions les plus intelligentes ont compris ça. Elles ont investi pendant des années pour bâtir un écosystème complet. Des complexes de studios gigantesques ont poussé, des entreprises de location de caméras, de lumières et de grues se sont installées. Surtout, une génération entière de professionnels locaux a été formée : électriciens, menuisiers, maquilleurs, régisseurs… Des gens qui connaissent leur métier et qui sont immédiatement opérationnels.

Netflix, HBO, Disney ou AMC menacent la Géorgie de délocaliser leurs studios face aux nouvelles lois anti avortement

D’ailleurs, pour une série de grande envergure, on parle facilement d’une équipe de 400 à 600 techniciens, sans compter les centaines de figurants chaque semaine. C’est une petite ville qui vit du projet !

Et puis, il y a la géographie. Un bon lieu de tournage offre une diversité de paysages. On peut passer d’une grande ville à une forêt profonde en quelques heures de route. Pour une série post-apocalyptique, c’est une mine d’or. Ajoutez à ça un aéroport international pour faire venir les acteurs stars de Los Angeles ou Londres, et vous avez la recette du succès. C’est cet écosystème, bâti sur plus d’une décennie, qui constitue le véritable atout. Un avantage que l’argent seul ne peut pas recréer ailleurs du jour au lendemain.

Le saviez-vous ? Parfois, un lieu devient iconique par hasard. Pour une fameuse série, l’équipe a découvert un vrai complexe pénitentiaire abandonné. L’utiliser a fait économiser des millions en construction de décors et a ancré la production dans la région pour des années.

Face au durcissement de sa loi sur l'igv, la majorité des sociétés de productions de cinéma et séries menacent de quitter la Géorgie

Anatomie d’un déménagement : les étapes secrètes

Alors, quand un studio déclare publiquement qu’il « réévalue sa présence », que se passe-t-il vraiment en interne ? Oubliez l’image du PDG qui tape du poing sur la table. C’est le début d’un processus froid, méthodique, qui peut prendre des mois.

1. L’analyse juridique et financière (2 à 4 semaines)
Le premier coup de fil est pour les avocats et les comptables. Les juristes décortiquent la nouvelle loi controversée : est-elle solide ? Peut-elle être bloquée par les tribunaux ? Pendant ce temps, les financiers lancent des simulations. « Si on part, combien ça coûte ? Si on reste, quel est le risque pour notre image ? » Ils chiffrent tout : les pénalités pour rupture de bail des studios, le coût du transport, la perte des crédits d’impôt en cours.

2. Le repérage silencieux (3 à 6 mois)
Bien avant toute annonce, les équipes de repérage sont déjà sur le terrain, mais en mode camouflage. J’ai moi-même été envoyé en mission de ce type. On ne dit jamais pour quel gros projet on travaille. Je me souviens d’une fois où j’ai dû me faire passer pour un producteur de documentaire animalier pour évaluer un immense domaine forestier sans alerter la concurrence ni faire flamber les prix. Le but est d’évaluer les alternatives en toute discrétion. Il faut trouver des lieux qui ressemblent à ceux que les fans connaissent depuis des années. C’est un travail de détective : on prend des milliers de photos, on mesure l’ensoleillement, on vérifie la proximité des hôtels…

The Walking Dead, principale production de AMC pourrait donc devoir quitter la Géorgie pour s'installer dans un autre état américain plus permissif

3. L’audit des ressources locales
Trouver de jolis paysages ne suffit pas. Le directeur de production doit s’assurer que le nouvel endroit a les reins solides. Prenons l’exemple des maquilleurs d’effets spéciaux pour une série de zombies. La Géorgie a des équipes ultra-spécialisées qui savent créer des centaines de créatures par jour. Si on déménage au Nouveau-Mexique, faudra-t-il former des gens sur place ou faire venir des pros de L.A. ? (Spoiler : la deuxième option coûte une fortune en billets d’avion et en hôtels). Chaque département, des costumes aux accessoires, dresse une liste de besoins critiques, et on vérifie si la nouvelle destination coche toutes les cases.

4. Le facteur humain (le plus sous-estimé)
On l’oublie souvent, mais une production, c’est des centaines de familles. Beaucoup de membres de l’équipe se sont installés, leurs enfants vont à l’école, ils ont acheté des maisons. Déménager, c’est déraciner tout ce monde. Le studio doit alors faire un calcul à la fois financier et humain : propose-t-on de payer le déménagement de l’équipe clé ou prend-on le risque de repartir de zéro avec des inconnus ? Une équipe soudée et efficace, c’est un actif invisible qui peut faire économiser des millions en évitant les retards.

Le grand échiquier des lieux de tournage

Une menace de départ enclenche une sorte de mercato des lieux de tournage. Chaque région avec un programme fiscal attractif se met sur les rangs. Mais un bon producteur sait que chaque option a ses forces et ses faiblesses.

Honnêtement, ce n’est pas si compliqué. Le Nouveau-Mexique, c’est le roi du désert. Avec ses superbes crédits d’impôt et son look aride, il est parfait pour les drames modernes ou la science-fiction. Par contre, pour recréer l’ambiance verte et humide du Sud américain, il faudrait abuser des effets spéciaux, ce qui fait grimper la note en post-production.

La Louisiane pourrait coller niveau paysages, avec ses marais et sa végétation luxuriante. Elle a aussi de bons techniciens. Le hic ? Son programme d’aides a parfois été instable, ce qui rend les studios méfiants. Et puis, il y a la saison des ouragans, un risque majeur qui peut paralyser un tournage pendant des semaines.

Vancouver, au Canada, est un concurrent redoutable. Des équipes au top mondial, des crédits d’impôt boostés par un taux de change favorable… L’efficacité y est légendaire. Le problème, c’est le « look ». Vancouver, c’est la forêt de conifères et les montagnes. Idéal pour du fantastique ou du policier sombre, mais pour imiter les paysages du Sud des USA, c’est plus délicat. Même la lumière y est différente, plus douce.

Et la Californie ? C’est le berceau de l’industrie, tout y est. Sauf que les coûts de main-d’œuvre et de la vie y sont exorbitants. Et leur programme d’aide, bien que généreux, fonctionne comme une loterie : il faut postuler et croiser les doigts. Impossible de baser une stratégie à long terme là-dessus.

Stratégies de studio : les 3 options sur la table

Face à une telle crise, un studio ne fait pas que menacer. Il prépare des plans d’action concrets. Voici les trois scénarios principaux.

Option 1 : Le statu quo sous pression. C’est la plus courante. On reste, mais on fait du lobbying intense pour faire plier les politiques. C’est l’option la moins chère et la moins perturbatrice à court terme. Le risque ? Si la loi passe, on se retrouve coincé, avec des acteurs qui refusent de venir ou une image de marque ternie.

Option 2 : Le déménagement partiel. Une solution hybride, plus subtile. On garde les tournages extérieurs sur place, mais on commence à reconstruire les décors intérieurs clés dans un autre État. C’est un cauchemar logistique et ça coûte cher, mais ça envoie un message très clair : « On a déjà un pied dehors. »

Option 3 : Le déménagement complet. C’est l’option nucléaire. Le coût initial est colossal. Rien que la reconstruction des décors intérieurs majeurs peut grimper entre 5 et 10 millions d’euros. Il faut ensuite absorber la perte de productivité le temps que la nouvelle équipe s’adapte. Je me souviens d’une production qui a déménagé de Toronto à Budapest. La première saison là-bas a coûté 20 % de plus que prévu, juste à cause des erreurs d’adaptation. Un studio ne se lance là-dedans que s’il est certain que le gain à long terme (financier ou d’image) justifie cet investissement massif.

Petit conseil pour la route…

En fin de compte, la décision de déplacer une méga-production est un mélange explosif de maths froides, de logistique infernale et de paris politiques. Ce n’est pas une histoire de gentils contre méchants, mais l’illustration parfaite de notre industrie : un art qui repose sur un commerce, où chaque décision est d’abord passée au crible des chiffres.

Pour les futurs pros : Si vous rêvez de travailler dans la production, notamment comme régisseur ou directeur de production, voici un conseil en or : apprenez à lire et à comparer les programmes d’incitations fiscales des différentes régions. C’est une compétence de plus en plus recherchée qui peut faire toute la différence sur un CV.

Inspirations et idées

Derrière les millions de dollars en jeu, il y a des centaines de vies. Quand une série majeure quitte une ville, ce ne sont pas que les acteurs qui font leurs valises. C’est le chef électricien qui perd son contrat de l’année, la cantine locale qui voit son chiffre d’affaires s’effondrer, et des dizaines de jeunes assistants qui voient leur porte d’entrée dans l’industrie se refermer. Une délocalisation n’est jamais qu’une ligne sur un tableur Excel ; c’est un séisme pour l’écosystème local.

Au-delà des crédits d’impôt, le carnet de notes d’un location manager est bien rempli. Sa checklist pour un lieu de tournage idéal inclut :

  • La diversité des paysages à moins de 2h de route (urbain, forêt, côte…).
  • La capacité hôtelière pour accueillir une équipe de 300 personnes pendant 6 mois.
  • La présence d’un aéroport international avec des liaisons directes vers Los Angeles.
  • Une météo clémente et prévisible, cruciale pour les tournages en extérieur.

En Géorgie, chaque dollar investi par l’État en crédit d’impôt pour le cinéma générerait près de 6 dollars d’impact économique.

Ce chiffre, souvent débattu, illustre l’effet domino. Un tournage ne paie pas que des techniciens. Il remplit les hôtels, fait tourner les services de VTC, les restaurants, les pressings, les agences immobilières pour les locations temporaires et même les fleuristes pour les loges des stars. C’est toute une économie de services qui prospère dans le sillage des caméras.

Le détail qui tue : la disponibilité du matériel de pointe. Un réalisateur peut exiger de tourner avec une caméra spécifique, comme une ARRI Alexa 65, et une série d’optiques anamorphiques Panavision. Si le loueur local ne les a pas, il faut les faire venir de L.A. ou de Londres. Le coût et la logistique (transport, assurance, techniciens spécialisés) peuvent alors faire pencher la balance en faveur d’un autre lieu, mieux équipé.

Budapest, Hongrie : Le choix de prédilection pour son architecture d’Europe de l’Est pouvant se substituer à Paris ou Moscou, et ses studios de classe mondiale comme Korda. Idéal pour les films d’espionnage et les drames historiques.

Calgary, Alberta : Ses paysages spectaculaires, des Rocheuses aux Badlands, en ont fait le nouveau Far West pour des séries comme The Last of Us. L’expertise locale en tournages dans des conditions extrêmes est un atout majeur.

Le choix dépend de l’ADN du projet : l’histoire ou la nature sauvage ?

Une loi controversée peut-elle vraiment faire fuir un blockbuster ?

Absolument. La menace n’est pas toujours du bluff. Quand la Géorgie a passé sa loi restrictive sur l’avortement en 2019, des géants comme Disney (propriétaire de Marvel) et Netflix ont publiquement déclaré qu’ils reconsidéreraient leurs investissements massifs dans l’État. Pour ces entreprises, l’image de marque et la capacité à attirer des talents qui partagent leurs valeurs sont aussi cruciales que les avantages fiscaux. Le risque de voir des acteurs et réalisateurs refuser de travailler dans un État devient un enjeu financier et logistique majeur.

  • Attirer et retenir les meilleurs chefs opérateurs et décorateurs du monde.
  • Offrir une stabilité sur plusieurs années pour une saga ou une série à succès.
  • Contrôler entièrement l’environnement de tournage, de la lumière à la sécurité.

Le secret ? Ne plus dépendre de l’existant, mais le créer. C’est la stratégie derrière la construction de complexes comme les Trilith Studios près d’Atlanta, qui hébergent une grande partie des tournages Marvel. Des villes-studios autonomes qui deviennent un argument en soi.

Nous ne pouvons pas risquer d’investir dans un État qui menace les droits fondamentaux de nos employés. Nous suivons la situation de très près. – Bob Iger, ancien PDG de Disney, en 2019.

Laurine Benoit

Designer d'Intérieur & Consultante en Art de Vivre
Domaines de prédilection : Aménagement intérieur, Éco-conception, Tendances mode
Après des années passées à transformer des espaces de vie, Laurine a développé une approche unique qui marie esthétique et fonctionnalité. Elle puise son inspiration dans ses voyages à travers l'Europe, où elle découvre sans cesse de nouvelles tendances et techniques. Passionnée par les matériaux durables, elle teste personnellement chaque solution qu'elle recommande. Entre deux projets de rénovation, vous la trouverez probablement en train de chiner dans les brocantes ou d'expérimenter de nouvelles palettes de couleurs dans son atelier parisien.