Un limon mystérieux recouvre un navire. Les scientifiques sans voix.

L’exploration des Grands Lacs nord-américains, une mission scientifique à première vue routinière, a récemment pris une tournure digne d’un roman de science-fiction. Amarré au port après une campagne de mesures, le navire de recherche Blue Heron a ramené avec lui un passager clandestin d’une nature inédite : un étrange limon noir et poisseux, qui a laissé l’équipage et les scientifiques totalement déconcertés.
Le Blue Heron, un laboratoire flottant de près de 27 mètres, est l’un des outils essentiels pour surveiller la santé des Grands Lacs, cet immense réseau d’eau douce à la frontière entre le Canada et les États-Unis. Sa dernière mission visait à analyser la prolifération d’algues dans les lacs Érié et Supérieur, un phénomène écologique bien connu. Mais c’est une découverte totalement inattendue qui a volé la vedette.
Doug Ricketts, officier marin et chercheur principal au Large Lakes Observatory de l’Université du Minnesota, a été le premier à remarquer l’anomalie. Sur le support du gouvernail, une partie normalement hermétique et isolée, se trouvait une substance noire et résineuse. Intrigué, il en a prélevé un échantillon. Les résultats de l’analyse ont stupéfié toute l’équipe scientifique.
Un écosystème dans une goutte de goudron

Ce que les chercheurs ont baptisé officieusement « Ship Goo001 » n’était pas une simple moisissure ou une fuite d’huile. C’était un biofilm complexe, une véritable communauté grouillante de micro-organismes, dont certains étaient jusqu’alors totalement inconnus de la science. Ces formes de vie prospéraient dans un environnement sans oxygène, à l’abri de toute perturbation, un habitat involontairement créé par l’homme.
Cette découverte illustre un principe fondamental de l’Anthropocène, notre ère géologique actuelle définie par l’impact humain : nos créations, même les plus banales, deviennent de nouveaux écosystèmes. « Toutes les choses que nous fabriquons peuvent devenir de nouveaux habitats idéaux pour les micro-organismes », souligne Cody Sheik, microbiologiste et écologiste au même observatoire. « Et cela me fait me demander : combien d’autres choses nous échappent, simplement parce que nous ne regardons pas d’assez près ce qui nous entoure ? »
Ce qui rend cette découverte encore plus fascinante, c’est sa résonance mondiale. Bien que contenant des microbes uniques, une partie du matériel génétique extrait du « Goo » présente des similitudes avec des échantillons prélevés à des milliers de kilomètres de là, notamment sur les côtes du golfe de Californie et en Méditerranée. Souvent, ces communautés microbiennes se développent dans des environnements contaminés par des hydrocarbures, s’adaptant pour survivre là où peu d’autres le peuvent.
La menace de la biocorrosion et la promesse des biotechnologies

Au-delà de la curiosité scientifique, la découverte soulève des questions aux implications économiques et sécuritaires majeures. Le principal sujet d’inquiétude est la biocorrosion, un processus par lequel ces micro-organismes « mangent » littéralement le métal. Si ces bactéries peuvent ronger l’acier d’un navire, elles représentent une menace directe pour d’innombrables infrastructures critiques.
« La biocorrosion est l’une des choses qui doivent nous préoccuper pour les oléoducs et toutes les autres infrastructures essentielles », avertit Sheik. En Europe, cela concerne non seulement les flottes marchandes qui animent les ports de Rotterdam ou de Marseille, mais aussi les milliers de kilomètres de pipelines qui acheminent le gaz et le pétrole, ainsi que les fondations des parcs éoliens offshore en mer du Nord. La stabilité de notre approvisionnement énergétique et de notre commerce pourrait dépendre de la compréhension de ces biofilms invisibles. Le coût mondial de la corrosion, en grande partie d’origine microbienne, est déjà estimé à plus de 2 500 milliards de dollars par an.
Cependant, comme souvent en science, une menace peut cacher une opportunité. Les scientifiques espèrent que ce limon pourrait avoir des applications pratiques. Si certains de ces microbes peuvent prospérer à partir d’hydrocarbures, d’autres pourraient être exploités pour produire de l’énergie. L’isolement de micro-organismes méthanogènes, par exemple, pourrait ouvrir de nouvelles voies pour la production de biocarburants, s’inscrivant parfaitement dans une logique d’économie circulaire où un « problème » biologique devient une ressource.
Le limon s’est développé rapidement. Lors d’une inspection en 2021, il n’était pas là, ce qui suggère une croissance rapide ou l’activation d’organismes restés en dormance. Déterminer leur origine exacte et comment ils ont colonisé cette pièce isolée du navire est le prochain défi des chercheurs. Sont-ils venus des eaux du lac ? Étaient-ils déjà présents sur le navire, attendant les bonnes conditions ?
Comme le note Jeffrey Marlow, professeur de biologie à l’Université de Boston, le plus intéressant n’est pas tant de découvrir de nouvelles espèces de bactéries – on estime qu’il pourrait y en avoir un billion sur Terre. Le véritable changement de perspective vient de les trouver là où personne ne s’y attendait. « Cela nous pousse à réfléchir aux micro-organismes étonnants qui pourraient vivre dans les endroits les plus inattendus tout autour de nous », conclut-il. Cette substance visqueuse n’est pas seulement une énigme scientifique ; c’est un rappel puissant que la vie, dans sa ténacité et son ingéniosité, trouve toujours un chemin, transformant notre monde bâti en sa propre toile imprévisible.