Un nom en rouge : la superstition qui porte malheur en Asie

Auteur Nicolas Kayser-Bril
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Un simple stylo rouge posé sur un bureau. Un geste anodin pour la plupart d’entre nous, que ce soit pour corriger une copie, annoter un document ou simplement rayer un nom d’une liste. Pourtant, en Corée du Sud et au Japon, cet acte peut être perçu comme un mauvais présage, voire une véritable offense. Derrière cette réaction se cache une superstition ancienne et tenace, profondément ancrée dans l’histoire et la symbolique culturelle de l’Asie de l’Est.

Malgré l’avancée fulgurante de la technologie dans des pays comme la Corée du Sud, les traditions et les croyances populaires conservent une influence surprenante. L’une des plus connues concerne l’écriture des noms propres. Selon la coutume, écrire le nom d’une personne vivante à l’encre rouge porte malheur. Cette croyance est si répandue qu’un manager étranger fraîchement arrivé à Séoul pourrait, sans le savoir, créer un malaise palpable en distribuant une liste d’équipe où les noms sont surlignés en rouge.

Pour un Occidental, habitué au stylo rouge de l’instituteur qui signale une erreur à corriger, cette superstition peut sembler étrange. Mais pour comprendre sa puissance, il faut plonger dans la relation complexe que ces cultures entretiennent avec la couleur rouge, un symbole à la fois de vie et de mort.

Une couleur, deux visages : le sang de la vie et la marque de la mort

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La racine de cette superstition est avant tout funéraire. Traditionnellement, en Corée comme au Japon, les noms des défunts sont inscrits en rouge sur les registres familiaux, les stèles tombales ou les plaques commémoratives. Cette pratique visait à éloigner les mauvais esprits. Le rouge, couleur du sang, symbolise ici la fin de la vie, le passage de l’existence terrestre au monde des esprits. Ainsi, écrire le nom d’une personne vivante en rouge revient symboliquement à la rayer du monde des vivants, à souhaiter sa mort ou à la marquer pour un destin funeste.

Cette association avec la mort a des échos historiques puissants. Il y a plusieurs siècles, les samouraïs japonais rédigeaient leurs défis en duel à l’encre rouge, une manière de signifier que le sang allait couler. Plus profondément encore, dans la Chine impériale, dont l’influence culturelle sur la Corée et le Japon est immense, l’encre vermillon était strictement réservée à l’Empereur. Signer de cette couleur était un privilège impérial ; l’utiliser pour un nom ordinaire pouvait être interprété comme un acte de rébellion, passible de la peine capitale. Le rouge n’était donc pas seulement la couleur de la mort, mais aussi celle du pouvoir absolu sur la vie et la mort.

Pourtant, le paradoxe est que le rouge est aussi, et peut-être avant tout, une couleur de bon augure en Asie. Elle symbolise la chance, la prospérité, la joie et l’énergie vitale. C’est la couleur des robes de mariée traditionnelles, des enveloppes offertes pour le Nouvel An lunaire (les hóngbāo en Chine) et des amulettes de protection. Le rouge est partout pour célébrer la vie. C’est précisément cette dualité qui rend la superstition si forte : utiliser une couleur de vie pour signifier la mort constitue une puissante transgression symbolique.

Le choc culturel à l’ère de la mondialisation et de la Hallyu

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Si cette croyance s’estompe chez les jeunes générations urbaines, elle reste une règle de savoir-vivre implicite dans les contextes formels, professionnels et familiaux. Pour une entreprise française ou européenne opérant en Corée du Sud, ignorer cette nuance culturelle peut conduire à des malentendus. Un simple organigramme annoté au feutre rouge peut être perçu comme un manque de respect flagrant, une façon de dire que les employés concernés sont « sur la sellette » de la manière la plus sinistre qui soit.

Ce fossé culturel est d’autant plus intéressant qu’il prend le contre-pied de nos propres codes. En France, le rouge est la couleur de la passion, mais aussi de l’interdit et de la correction. Le stylo rouge de l’enseignant est un outil pédagogique, parfois critiqué pour son aspect négatif, mais jamais associé à un présage mortel. C’est un parfait exemple de la manière dont un même symbole peut acquérir des significations diamétralement opposées d’une culture à l’autre.

Avec la vague culturelle sud-coréenne, la Hallyu, qui déferle sur le monde, ces subtilités deviennent plus visibles. Les amateurs de K-dramas (séries télévisées coréennes) peuvent parfois repérer des scènes où un personnage réagit avec horreur en voyant son nom écrit en rouge. Ce qui pourrait passer pour une simple exagération dramatique est en réalité le reflet d’un tabou culturel bien réel, qui ajoute une couche de compréhension pour le spectateur averti.

Cette superstition n’est pas isolée. Elle fait partie d’un ensemble de croyances liées aux chiffres et aux noms. La plus connue est la tétraphobie, la peur du chiffre 4, car sa prononciation (사, sa) est très proche de celle du mot « mort » (死, sa) en sino-coréen. C’est pourquoi, dans de nombreux immeubles en Asie de l’Est, il n’est pas rare que le quatrième étage soit absent des boutons d’ascenseur.

En définitive, bien plus qu’une simple anecdote, la superstition du nom en rouge est une fenêtre sur la complexité des systèmes de valeurs. Elle nous rappelle qu’un geste, une couleur, un mot, ne sont jamais universellement neutres. Dans un monde hyper-connecté, comprendre ces codes invisibles n’est pas seulement une curiosité, mais une forme essentielle de respect et d’intelligence culturelle.

Nicolas Kayser-Bril

Nicolas Kayser-Bril est un journaliste de données (data journalist) reconnu pour son expertise dans l'analyse de chiffres et la visualisation de données. Il a co-fondé l'agence de journalisme de données Journalism++ et est l'auteur d'ouvrages sur le sujet. Il enquête sur des sujets variés (économie, société, technologie) en se basant sur des faits quantitatifs.