Antarctique : un drone sous-marin disparaît sous la glace

C’est un mystère qui se joue à des centaines de mètres sous la calotte glaciaire de l’Antarctique, dans un monde d’une obscurité et d’une pression extrêmes, encore moins exploré que la surface de Mars. Le drone sous-marin autonome Ran, un bijou de technologie de six mètres de long, s’est volatilisé sans laisser de trace. Sa dernière mission l’a emmené sous la plateforme de glace de Dotson, en Antarctique de l’Ouest, un territoire aquatique jusqu’alors vierge de toute exploration humaine.
La perte de l’engin est survenue peu après qu’il a transmis des données révélant des structures totalement inconnues et déroutantes sculptées sous la glace. « C’est un peu comme regarder la face cachée de la Lune pour la première fois », confie Anna Wåhlin, professeure de physique marine à l’Université de Göteborg et auteure principale de l’étude qui a suivi. L’expression résume parfaitement le mélange d’émerveillement et de risque inhérent à cette quête scientifique aux confins du monde.
Une mission à haut risque pour un enjeu planétaire

Le robot Ran n’était pas un simple explorateur. Il était l’avant-garde de l’International Thwaites Glacier Collaboration (ITGC), un programme de recherche américano-britannique d’une importance capitale. Son objectif : comprendre les mécanismes qui régissent la fonte du glacier Thwaites, surnommé le « glacier de l’apocalypse ». Ce monstre de glace, grand comme la Floride, est considéré comme le plus grand risque pour l’élévation du niveau de la mer au cours du siècle à venir. La plateforme de Dotson, où Ran a disparu, est l’un des verrous qui le retiennent.
Pendant des décennies, les scientifiques ont dû se contenter de satellites et de carottages pour deviner ce qu’il se passait en dessous. Ran offrait une opportunité inédite : naviguer dans la cavité océanique, entre le plancher marin et la base de la glace. Sa mission était de cartographier ce monde caché et de mesurer les courants chauds qui grignotent la glace par en dessous. Comprendre ce phénomène est crucial, car si Thwaites venait à s’effondrer, il pourrait entraîner à lui seul une hausse de plus de 65 centimètres du niveau des mers, redessinant les cartes côtières du monde entier, de la Camargue au Bangladesh.
Armé d’un sonar de pointe, Ran a commencé sa mission en 2022, réalisant 14 plongées avec succès. Les données qu’il a renvoyées étaient spectaculaires. Sur plus de 16 kilomètres parcourus sous la glace, il a révélé un paysage sous-marin bien plus complexe et chaotique que prévu. Là où les modèles théoriques anticipaient une fonte relativement uniforme, le sonar a dévoilé des crevasses profondes, des plateaux de glace ondulés et des motifs d’érosion complexes. Des canyons et des terrasses sculptés par l’eau chaude, créant des points de fragilité insoupçonnés.
« Ces découvertes prouvent que nos modèles actuels sur la fonte des glaces sont incomplets », explique Anna Wåhlin. Les données, publiées dans la revue Science Advances, ont montré que l’eau chaude circumpolaire – une masse d’eau légèrement plus chaude venue des océans Pacifique et Indien – ne se contente pas de lécher la base de la glace. Elle s’infiltre, creuse des canaux et accélère la fonte de manière non linéaire et difficile à prévoir.
La dernière plongée

C’est lors de la reprise des opérations, après une pause de deux ans, que le drame s’est produit. Au cours de sa première mission de la nouvelle saison, Ran a plongé et n’est jamais revenu. En raison des conditions extrêmes, la communication en temps réel est impossible sous une telle épaisseur de glace. Le GPS ne fonctionne pas. Le drone navigue en totale autonomie pendant des missions pouvant durer plus d’une journée, avant de refaire surface à un point de rendez-vous programmé. Mais cette fois, le point de rendez-vous est resté désespérément vide.
Que lui est-il arrivé ? L’équipe ne peut que spéculer. S’est-il retrouvé piégé dans l’un de ces canyons complexes qu’il venait de découvrir ? A-t-il heurté le fond marin ? A-t-il subi une panne mécanique fatale, ses systèmes paralysés par le froid et la pression ? L’hypothèse d’une interaction avec un animal marin est même évoquée, bien que jugée peu probable. L’ironie est cruelle : l’instrument conçu pour lever le voile sur les mystères de l’Antarctique est lui-même devenu un mystère.
La perte est immense. Pas seulement financièrement – l’engin est une pièce de technologie unique coûtant plusieurs millions d’euros – mais surtout scientifiquement. « Bien que nous ayons recueilli des données précieuses qui changent notre vision des choses, nous n’avons pas pu accomplir tout ce que nous espérions », regrette Wåhlin. La disparition de Ran est un coup dur pour le programme ITGC et pour la science du climat en général.
Pourtant, son sacrifice n’aura pas été vain. Les données qu’il a réussi à transmettre avant de disparaître ont déjà forcé les glaciologues à revoir leurs copies. Elles confirment une vérité dérangeante : la situation en Antarctique de l’Ouest est plus précaire que nous ne le pensions. Le combat entre la glace millénaire et l’océan qui se réchauffe se joue dans un labyrinthe sous-marin complexe, dont nous commençons à peine à entrevoir les règles. L’équipe espère désormais pouvoir remplacer Ran pour continuer ce travail essentiel, car dans la course contre la montre qu’est devenue la crise climatique, chaque donnée compte.