IA : à l’aube d’un dialogue avec les autres espèces

Longtemps, l’humanité s’est considérée comme seule détentrice d’un langage complexe. Un préjugé tenace qui est aujourd’hui en train de voler en éclats. « Nous nous sommes arrogamment convaincus que nous étions les seuls êtres vivants méritant d’être écoutés », a déclaré le philanthrope Jeremy Coller lors de la cérémonie d’ouverture du prix qui porte son nom. Cette affirmation, qui a longtemps résumé notre rapport au monde animal, semble désormais appartenir au passé. La révolution n’est pas philosophique, mais technologique : l’intelligence artificielle nous dote d’une oreille capable de déceler des schémas complexes dans les immenses bases de données de vocalisations et de comportements animaux.
Après des décennies de prudence scientifique, où attribuer le terme de « langage » à des non-humains était presque tabou, les chercheurs admettent que la communication animale est d’une richesse insoupçonnée. Ce changement de paradigme est catalysé par des initiatives comme le Coller Dolittle Challenge. Lancé par l’Université de Tel Aviv et Jeremy Coller, ce concours offre 100 000 dollars par an au meilleur projet de recherche et une récompense spectaculaire de 10 millions de dollars à la première équipe qui parviendra à décrypter une communication inter-espèces. Les résultats de cette année sont vertigineux et dépassent la simple curiosité scientifique.
Les murmures de l’océan et les gestes des profondeurs
Loin des laboratoires, c’est dans le silence des fonds marins que les découvertes les plus frappantes émergent. Sophie Cohen-Bodenes, de l’Université Washington à Saint-Louis, a révélé que les calamars communs utilisent ce qui s’apparente à une véritable langue des signes. Elle a identifié quatre gestes distinctifs réalisés avec leurs tentacules — « vers le haut », « sur le côté », « rotation » et « couronne » — qui forment un système de communication. Lorsqu’un calamar perçoit l’un de ces signes, visuellement ou par les vibrations dans l’eau, il répond par l’un des quatre autres. Le geste de la « couronne », qui s’apparente à joindre le bout de ses doigts pour former une pyramide, semble exprimer une inquiétude face à une perturbation de l’environnement, souvent accompagné de couleurs orangées ou noires et d’un mouvement de recul.
Chez les mammifères marins, la complexité sociale laissait présager une communication élaborée. Laela Seig, du Woods Hole Oceanographic Institute, et ses collègues se sont penchés sur une population de 170 grands dauphins dans la baie de Sarasota, en Floride, suivie sur six générations. Grâce à l’IA, ils ont identifié 22 sifflements distincts utilisés par plusieurs individus. Le plus fréquent, émis par plus de 35 dauphins, retentit face à une situation inattendue, comme pour demander : « Qu’est-ce que c’était ? ». Un autre sifflement, plus aigu, agit comme une alerte. Plus fascinant encore, des études non publiées suggèrent que les dauphins peuvent utiliser le sifflement signature d’un congénère absent pour « parler » de lui, une forme de représentation symbolique que l’on pensait réservée à l’homme.
Cette complexité n’est pas l’apanage des dauphins. Le projet CETI (Cetacean Translation Initiative) a identifié 156 modèles de clics qui constitueraient « l’alphabet phonétique » des cachalots. De nouvelles analyses révèlent que ces clics ressemblent acoustiquement aux voyelles humaines. De leur côté, les baleines à bosse produisent des chants dont les motifs statistiques sont étrangement similaires à ceux des langues humaines, suggérant des règles syntaxiques sous-jacentes.
Des noms chez les primates aux dialectes des oiseaux

Sur la terre ferme, David Omer de l’Université hébraïque de Jérusalem a documenté comment les singes titis, qui vivent en groupes familiaux très soudés, utilisent des cris uniques pour s’adresser spécifiquement à chaque membre de leur famille. Ils sont ainsi les premiers primates non humains connus à utiliser l’équivalent de noms propres, une découverte qui fait écho à des observations similaires chez les éléphants d’Afrique et les dauphins.
Cependant, de nombreux experts, dont Yossi Yovel de l’Université de Tel Aviv et président du Coller Dolittle Challenge, parient que la première percée complète viendra du ciel. « Travailler avec des dauphins est très difficile. Le premier animal dont la communication sera décryptée sera plus facile à étudier, probablement une espèce d’oiseau social qui utilise des vocalisations pour coordonner son comportement », explique-t-il. Les candidats sont nombreux : les geais, les perroquets dont le cerveau contient des cartes de vocalisations similaires aux nôtres, ou encore les mésanges japonaises qui modifient l’ordre des sons pour changer le sens global de leurs messages, une forme de syntaxe élémentaire.
Une révolution philosophique et éthique en marche

Cette quête technologique est bien plus qu’un simple exercice de traduction. Elle remet en cause des siècles de pensée occidentale, largement influencée par la vision cartésienne de « l’animal-machine ». Si nous pouvons prouver que des espèces possèdent une communication structurée, capable d’exprimer des émotions, des concepts abstraits ou de transmettre une culture, leur statut moral et juridique pourrait être bouleversé. Cela pose des questions fondamentales : une espèce capable de « parler » de ses membres absents doit-elle être considérée comme une personne non humaine ? Quelles seraient les implications pour la captivité, l’expérimentation animale ou même l’élevage industriel ?
En Europe, où la législation sur le bien-être animal est déjà l’une des plus avancées, ces découvertes pourraient alimenter le débat sur l’octroi de droits fondamentaux à certaines espèces. Au-delà de l’éthique, les applications pour la conservation sont immenses. Comprendre le langage des animaux pourrait nous permettre de mieux évaluer l’impact de la pollution sonore sur les baleines, de suivre les dynamiques sociales des troupeaux d’éléphants menacés par le braconnage, ou de détecter des signaux de détresse écologique bien avant que nos propres instruments ne le fassent.
La convergence de l’IA, du Big Data et de la bioacoustique nous ouvre les portes d’un monde jusqu’ici silencieux. Comme le résume Yossi Yovel, « tout ce que nous apprenons sur les animaux nous amène à les apprécier davantage ». Si nous y parvenons, et beaucoup pensent que l’échéance est proche, nous pourrions accéder non seulement à une autre langue, mais à une autre perception de la réalité. Pour la première fois, nous pourrions entendre ce que les autres habitants de cette planète ont à dire sur le monde que nous partageons.