Turquie : une découverte de 10 000 ans pourrait changer l’Histoire

Auteur Rozenn Allard
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Au cœur du sud-est de la Turquie, sur le site néolithique de Karahantepe, une découverte aussi modeste par sa taille que monumentale par ses implications vient d’être révélée. Il s’agit d’un petit récipient en pierre contenant trois figurines animales, daté d’au moins 10 000 ans. Selon l’archéologue turc Necmi Karul, qui dirige les fouilles, cet artefact pourrait bien être le plus vieil exemple d’une histoire racontée par des symboles, un véritable précurseur de l’écriture qui nous oblige à repenser les capacités cognitives de nos lointains ancêtres.

La trouvaille, faite l’an dernier mais présentée publiquement pour la première fois ce mois-ci, est une composition intentionnelle. À l’intérieur d’un bol en pierre, les archéologues ont mis au jour trois petites sculptures d’à peine 3,5 centimètres : un sanglier, un vautour et un renard. Karul souligne que « malgré leur petite taille, elles sont très bien travaillées, avec des détails anatomiques clairs ». Ces figurines étaient accompagnées de terre rouge et de trois pierres rondes percées, chacune servant de socle à une tête d’animal. Pour le chercheur, l’agencement ne laisse aucune place au hasard : il s’agit d’une mise en scène, d’un récit figé dans la pierre.

« Cela raconte une histoire. C’est une mémoire collective : ceux qui l’ont vue connaissaient l’histoire qui se cachait derrière », explique Necmi Karul avec enthousiasme. « Il est difficile pour nous de l’interpréter, mais on peut dire qu’il s’agit d’un précurseur de l’écriture. Ce n’est pas encore une écriture, ce ne sont pas des signes, mais c’est un précurseur des pictogrammes, car ce sont des éléments symboliques disposés dans un certain ordre et qui racontent une histoire que l’on peut lire. »

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Le berceau d’une révolution silencieuse

Cette découverte ne sort pas de nulle part. Elle s’inscrit dans un contexte archéologique qui, depuis près de trente ans, dynamite nos certitudes sur la Préhistoire. Karahantepe est le site « frère » du plus célèbre Göbekli Tepe, situé à quelques dizaines de kilomètres. Ensemble, ces sites datant d’une période charnière, entre 9500 et 8000 avant notre ère, ont révélé l’existence de sociétés de chasseurs-cueilleurs bien plus sophistiquées qu’on ne l’imaginait. Avant même de connaître l’agriculture ou la poterie, ces hommes érigeaient des structures monumentales, des piliers en T de plusieurs tonnes, ornés de gravures animales complexes.

Jusqu’alors, le modèle dominant voulait que la sédentarisation et la complexité sociale découlent de la révolution agricole. Les découvertes de Göbekli Tepe et Karahantepe inversent cette proposition : il semblerait que d’immenses rassemblements sociaux et rituels aient précédé, et peut-être même motivé, la transition vers l’agriculture. Ces lieux n’étaient pas de simples « temples », insiste Karul, mais des centres de vie « multifonctionnels » où une communauté de 15 à 20 maisonnées se rassemblait autour de bâtiments centraux richement décorés.

Dans ce contexte, la découverte du récipient narratif ajoute une nouvelle couche de complexité. Elle suggère que ces sociétés ne se contentaient pas de construire et de chasser ; elles possédaient déjà un univers symbolique riche, des mythes et des récits qu’elles cherchaient à matérialiser et à transmettre. Contrairement aux magnifiques mais souvent statiques peintures rupestres que l’on connaît en Europe, comme à Lascaux, l’assemblage de Karahantepe suggère une séquence, un déroulement, la grammaire d’une pensée narrative.

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L’implication est vertigineuse : bien avant l’invention de l’écriture cunéiforme en Mésopotamie (vers 3400 av. J.-C.), des humains utilisaient déjà des symboles en trois dimensions pour encoder une signification complexe. La présence d’ossements partiels des animaux représentés (sanglier, vautour, renard) à proximité immédiate de la découverte renforce l’idée d’un acte rituel, dont le sens profond nous échappe encore. Était-ce un mythe fondateur, le récit d’une chasse mémorable, ou une allégorie sur la vie et la mort, des thèmes souvent associés à ces animaux dans les mythologies ultérieures ?

Alors que la publication scientifique formelle est encore attendue par la communauté internationale pour valider pleinement ces interprétations, l’artefact de Karahantepe ouvre déjà des perspectives fascinantes. Necmi Karul souhaite proposer l’objet à l’inscription sur la liste « Mémoire du Monde » de l’UNESCO, non pas pour sa valeur matérielle, mais pour ce qu’il représente : la preuve tangible que le besoin humain de raconter des histoires est aussi ancien que notre quête de sens, et qu’il a pris forme bien avant que le premier mot ne soit gravé dans l’argile.

Rozenn Allard

Rozenn Allard est une journaliste indépendante spécialisée dans l'enquête sur les mouvements d'extrême droite et les questions de société. Elle a notamment collaboré avec le média d'investigation Mediapart. Son travail se caractérise par une approche de terrain rigoureuse et une analyse en profondeur des idéologies contemporaines.