On le croyait éteint par notre faute. La vraie raison est ailleurs.

L’image est granuleuse, en noir et blanc, presque fantomatique. On y voit le dernier tigre de Tasmanie connu, baptisé « Benjamin », déambuler dans son enclos du zoo de Hobart. Nous sommes en 1936. Quelques mois plus tard, il meurt, et avec lui s’éteint une lignée entière. L’histoire officielle, celle que nous avons tous apprise, est simple : le thylacine, ce marsupial carnivore au dos zébré, a été victime de la cupidité humaine. Chassé sans relâche par les colons européens qui voyaient en lui une menace pour leurs moutons, il a été conduit à l’extinction, officiellement déclarée en 1986.
Dans ce récit, deux coupables sont désignés. D’abord le dingo, un prédateur introduit sur le continent australien il y a des milliers d’années, qui aurait supplanté le thylacine sur ses terres ancestrales. Puis l’homme, qui aurait porté le coup de grâce en Tasmanie. Mais une nouvelle étude génétique, publiée dans la revue Proceeding of the Royal Society B, vient bouleverser ce narratif bien établi. Elle suggère que l’homme et le dingo n’ont été que les acteurs finaux d’une tragédie qui se jouait depuis des millions d’années. La véritable cause de la disparition du tigre de Tasmanie est plus profonde, plus ancienne et infiniment plus complexe.
Une lente agonie génétique
Pour comprendre, il faut remonter bien avant l’arrivée des premiers humains en Australie. Le thylacine était l’un des derniers survivants de la mégafaune australienne du Pléistocène, une époque où le continent abritait des kangourous géants et des marsupiaux de la taille d’un rhinocéros. Dans cet écosystème unique, isolé du reste du monde, les marsupiaux ont prospéré en l’absence de concurrence des mammifères placentaires. Le thylacine, par un processus d’évolution convergente, a développé une apparence semblable à celle d’un loup, bien qu’il n’ait aucun lien de parenté direct. Il était le superprédateur de son monde.
C’est là que l’étude génétique apporte un éclairage fascinant. En comparant le génome du thylacine avec celui de son plus proche parent vivant, le diable de Tasmanie, les chercheurs ont découvert une faille invisible. Ils ont constaté que le tigre de Tasmanie avait perdu des gènes cruciaux il y a entre 13 et 1 million d’années. Cette dégradation génétique n’était pas anodine. Elle a poussé l’animal vers une spécialisation extrême : l’hypercarnivorie.
Devenu un chasseur exclusif de grands vertébrés, le thylacine a perdu une partie de sa flexibilité adaptative. L’analyse de son génome a également révélé une réduction des récepteurs olfactifs, suggérant que l’odorat n’était plus son sens principal pour la chasse, le rendant probablement plus dépendant de la vue et de l’ouïe. En devenant une machine à chasser parfaitement adaptée à un certain type de proies, il est devenu incroyablement vulnérable à tout changement dans son environnement.
Cette hyperspécialisation a fonctionné tant que la mégafaune était abondante. Mais lorsque ces grandes proies ont commencé à décliner, il y a environ 20 000 ans, le thylacine s’est retrouvé dans une impasse évolutive. Son régime alimentaire était trop rigide, son génome trop appauvri pour lui permettre de s’adapter. Le processus d’extinction était déjà enclenché, bien avant qu’un seul navire européen n’accoste sur les côtes australiennes.
Le coup de grâce, pas la cause première

Dans ce contexte, l’arrivée du dingo sur le continent il y a environ 10 000 ans et, plus tard, celle des colons européens en Tasmanie, n’apparaissent plus comme les causes fondamentales de l’extinction, mais comme des accélérateurs. Ils ont exercé une pression sur une espèce déjà sur le déclin, génétiquement fragile et incapable de s’adapter à de nouvelles menaces. Le thylacine a disparu du continent australien, ne survivant que sur l’île de Tasmanie où le dingo n’est jamais parvenu.
Là, la rencontre avec l’homme a été fatale. Les éleveurs de moutons, soutenus par des primes gouvernementales, ont mené une campagne d’extermination systématique. Mais ils s’attaquaient à un fantôme, une espèce dont la vitalité s’érodait depuis des millions d’années. L’homme n’a fait que pousser du précipice une espèce qui titubait déjà au bord du vide.
Cette nouvelle perspective a des implications profondes, non seulement pour notre compréhension du passé, mais aussi pour les efforts de conservation actuels. Elle nous rappelle que l’extinction n’est pas toujours un événement brutal et soudain directement lié à l’activité humaine. C’est souvent un long processus, une lente érosion de la diversité génétique qui rend une espèce incapable de faire face aux changements. L’homme agit alors comme le catalyseur final, mais la mèche était allumée depuis longtemps.
Ressusciter un fantôme génétique ?

Cette découverte jette également une lumière nouvelle et complexe sur les projets de « dé-extinction ». Des entreprises comme Colossal Biosciences travaillent activement à ressusciter le thylacine en utilisant l’ingénierie génétique, avec l’ambition de « corriger l’erreur humaine ». Mais si l’erreur n’était pas seulement humaine ? Si l’on parvient à recréer un thylacine, recréera-t-on un animal viable ou un être porteur des mêmes faiblesses génétiques qui l’ont condamné ?
La question n’est plus seulement technique, elle devient philosophique. Ramener à la vie une espèce qui était déjà sur une trajectoire d’extinction naturelle pose des questions éthiques vertigineuses sur le rôle de l’humanité dans la manipulation du vivant. Devons-nous seulement ressusciter des espèces que nous avons directement anéanties, ou devons-nous aussi corriger les « erreurs » de l’évolution ?
Du tigre de Tasmanie, il ne nous reste que quelques photos, de rares films et cette mâchoire incroyable, capable de s’ouvrir à un angle de près de 120 degrés, un record chez les prédateurs. Son histoire, que l’on pensait connaître, est en train d’être réécrite par la génétique. Ce n’est plus seulement le récit d’une extermination, mais la chronique d’une lente et inexorable agonie. Une leçon d’humilité qui nous montre que les forces qui gouvernent la vie et la mort sur notre planète sont bien plus anciennes et puissantes que nous ne l’imaginions.