Antarctique : 332 canyons géants découverts sous la glace

C’est une cartographie de l’inconnu, une plongée dans les abysses d’un continent qui recèle encore de nombreux secrets. Des scientifiques, s’appuyant sur les données de décennies d’exploration, ont révélé l’existence d’un réseau colossal de 332 canyons sous-marins sculptés sous la calotte glaciaire de l’Antarctique. Bien plus vaste et complexe qu’on ne l’imaginait, ce système est une pièce maîtresse, jusqu’ici manquante, du grand puzzle climatique mondial.
Cette découverte, menée par des chercheurs de l’Université de Munich, n’est pas le fruit d’une seule expédition, mais la synthèse méticuleuse de plus de 40 missions internationales. En compilant des décennies de données bathymétriques – l’équivalent sous-marin de la topographie – collectées par des brise-glaces et des navires de recherche, ils ont assemblé la carte la plus complète jamais réalisée du plancher océanique entourant le continent blanc. Ce travail colossal révèle une architecture cachée qui influence directement la circulation des océans et la fonte des glaces, deux facteurs déterminants pour l’avenir de notre climat.
Un réseau de « Grand Canyons » sous-marins

L’échelle de ces formations est vertigineuse. Certains de ces canyons plongent à plus de 4000 mètres de profondeur, rivalisant avec les plus grandes gorges terrestres. Ils ne sont pas de simples tranchées, mais des réseaux complexes et ramifiés qui incisent profondément le plateau continental, agissant comme des canaux directs entre le littoral glacé et les profondeurs abyssales de l’océan Austral.
La nouvelle carte met en lumière une distinction géographique et géologique fondamentale entre les deux faces de l’Antarctique. À l’Est, les canyons sont plus anciens, plus larges et forment des systèmes dendritiques complexes, témoins d’une histoire glaciaire longue et relativement stable. À l’Ouest, en revanche, le paysage sous-marin est radicalement différent. Les canyons y sont plus courts, plus récents et surtout beaucoup plus abrupts. Cette topographie agressive est la signature d’une activité glaciaire beaucoup plus dynamique et, surtout, d’une fonte accélérée. C’est dans cette région que se trouvent des glaciers tristement célèbres comme le Thwaites, surnommé le « glacier de l’apocalypse », dont la stabilité est une préoccupation majeure pour les climatologues.
Le double rôle des canyons dans la machine climatique

Ces structures géologiques ne sont pas inertes ; elles sont les artères et les veines d’un système circulatoire planétaire. Leur rôle est double, et c’est cette dualité qui les rend si critiques. D’une part, ils agissent comme des toboggans géants pour l’eau de mer qui, au contact de la glace, devient extrêmement froide et salée, donc très dense. Cette eau plonge dans les canyons et s’écoule vers les abysses pour former l’Eau de fond de l’Antarctique (AABW), une masse d’eau qui tapisse le fond des océans du monde entier. Ce processus est un moteur essentiel de la circulation thermohaline, la grande « courroie de transmission » océanique qui régule les climats, y compris en Europe.
Mais ces canyons sont une arme à double tranchant. S’ils permettent à l’eau froide de s’échapper, ils peuvent aussi servir de portes d’entrée pour l’ennemi. En profondeur, circule l’Eau Chaude Circumpolaire Profonde, une masse d’eau relativement chaude (environ 2°C au-dessus du point de congélation) qui encercle le continent. La topographie précise de ces canyons détermine si cette eau chaude peut s’infiltrer sur le plateau continental et atteindre la base des glaciers. Une fois en contact avec la glace, elle la ronge par le bas, la déstabilisant de manière beaucoup plus efficace que le réchauffement de l’air en surface. Cette « attaque par le dessous » est le principal mécanisme responsable de la fonte accélérée observée en Antarctique de l’Ouest.
Comprendre la forme et l’emplacement exact de chaque canyon permet donc de savoir quelles sont les voies d’accès potentielles pour cette eau chaude. C’est une information stratégique pour prédire quels glaciers sont les plus vulnérables. Pour des pays comme la France, avec des milliers de kilomètres de littoral en métropole et en outre-mer, cette précision n’est pas un luxe. Des projections plus fiables sur la montée du niveau des mers, basées sur le comportement réel des glaciers antarctiques, sont essentielles pour planifier la défense des zones côtières, adapter les infrastructures portuaires et anticiper les déplacements de population. Cette découverte lointaine a des implications très concrètes pour la sécurité et l’économie françaises.
En affinant les modèles climatiques avec cette nouvelle carte à haute résolution, les scientifiques peuvent désormais simuler de manière plus réaliste les interactions entre l’océan et la glace. Ils passent d’une vision floue à une analyse quasi chirurgicale, leur permettant de mieux anticiper non seulement l’ampleur de la montée des eaux, mais aussi son rythme. Savoir si nous devons nous préparer à une élévation de 50 cm ou de plus d’un mètre d’ici la fin du siècle change radicalement la nature et l’urgence des politiques d’adaptation à mettre en œuvre.