Gens du voyage : l’électricité volée, une arme de survie

Dans la lumière crue d’un matin d’août, sur un terrain vague en périphérie d’une ville qui préfère les ignorer, des câbles électriques courent à même le sol. Ils serpentent entre les caravanes, s’enfoncent dans la terre humide avant de remonter vers un poteau électrique voisin. Ce « branchement sauvage » est bien plus qu’un simple délit : c’est une ligne de vie, fragile et dangereuse, qui relie les gens du voyage à un monde qui, selon eux, s’efforce de les déconnecter.
Pour ces familles, l’électricité n’est pas un confort, c’est une condition de dignité. C’est le chauffage pour un nourrisson, la lumière pour les devoirs d’un enfant, le réfrigérateur qui conserve les quelques provisions de la semaine. Mais l’accès à cette ressource fondamentale est un parcours semé d’obstacles administratifs, de refus municipaux et de préjugés tenaces.
« On nous voit comme des voleurs, mais on nous laisse sans rien »
Marc, père de trois enfants, vit ce paradoxe au quotidien. Sa famille fait partie de ces milliers de Français itinérants dont le mode de vie se heurte à une société sédentaire. « On arrive sur un terrain, et souvent, il n’y a rien. Pas de bornes, pas d’accès à l’eau, rien. On est laissés pour compte », explique-t-il, le regard balayant son installation précaire. Face à ce vide, la solution de l’illégalité s’impose souvent comme la seule option viable.
Ce geste, qualifié de « vol » par la loi et une partie de l’opinion publique, est vécu de l’intérieur comme un acte de nécessité. « C’est dangereux, on le sait. Mais que peut-on faire ? Nos enfants ont froid, nous avons besoin de lumière pour vivre, tout simplement », ajoute Marc. La frustration est palpable dans sa voix. « On nous voit comme des voleurs, des fauteurs de troubles, mais personne ne se demande pourquoi on en arrive là. On nous coupe du monde et après on nous reproche de survivre. »
Cette situation n’est pas une fatalité isolée, mais le symptôme d’une fracture plus profonde. La loi Besson de 2000 impose aux communes de plus de 5 000 habitants la création d’aires d’accueil équipées. Vingt-cinq ans plus tard, le constat est amer : de nombreuses communes ne respectent toujours pas leurs obligations. Selon les rapports de la Cour des comptes et des associations, le taux de réalisation reste insuffisant et les aires existantes sont souvent saturées, mal entretenues ou équipées de bornes électriques sous-dimensionnées pour les besoins réels d’une famille.
Un enjeu qui dépasse le simple branchement

Le problème de l’électricité révèle une tension bien plus large : l’inadéquation entre un mode de vie nomade et une infrastructure pensée par et pour des sédentaires. Pour les maires, la situation est souvent un casse-tête politique et financier. Pris entre les obligations légales, des budgets contraints et la pression d’administrés parfois hostiles à l’installation de ces aires (le fameux syndrome « pas dans mon jardin »), beaucoup choisissent l’immobilisme.
Du côté des fournisseurs d’énergie comme Enedis, le discours est axé sur la sécurité et les pertes. Un branchement illégal représente un risque majeur d’électrocution et d’incendie, non seulement pour la famille qui s’y connecte, mais aussi pour le voisinage. Les pertes financières, bien que réelles, sont souvent intégrées dans les pertes globales du réseau, mais elles alimentent l’image négative de la communauté.
Pourtant, cette focalisation sur l’illégalité et le danger occulte une réalité plus moderne et tout aussi brutale : la fracture numérique. Sans électricité stable, impossible de recharger un téléphone pour chercher du travail, de connecter un ordinateur pour les démarches administratives qui se font quasi exclusivement en ligne, ou de permettre à un adolescent de suivre un cours à distance. L’absence d’électricité en 2025 n’est plus seulement une coupure de lumière, c’est une exclusion sociale et numérique.
Cette précarité énergétique a des conséquences sanitaires directes. Conserver des médicaments au frais, comme l’insuline, devient un défi quotidien. Préparer des repas chauds et équilibrés est un luxe. « Imaginez ne pas savoir si vous aurez de la lumière ce soir pour cuisiner ou si le frigo va tenir », illustre Marc. « C’est une charge mentale permanente. »
Entre solutions partielles et recherche de reconnaissance

Des solutions légales existent, mais elles sont souvent insuffisantes. Quand une aire d’accueil est disponible, les branchements sont payants. « Nous payons quand on peut nous fournir un accès légal, mais c’est souvent hors de prix ou l’ampérage est trop faible pour nos besoins », explique Marc. Un seul branchement doit parfois alimenter une grande caravane où vivent plusieurs générations, rendant le disjoncteur inutilisable.
Face à cet engrenage, des initiatives de médiation voient le jour, cherchant à établir un dialogue entre mairies, communautés et fournisseurs d’énergie pour trouver des solutions temporaires et sécurisées. Des associations appellent à des dispositifs plus souples, comme des compteurs de chantier ou des bornes mobiles, qui reconnaîtraient la réalité de l’itinérance.
La question de l’électricité n’est finalement que la partie la plus visible d’un enjeu de reconnaissance. « Nous ne demandons pas la charité, juste le respect de nos droits et de notre mode de vie », conclut Marc. Un droit fondamental à l’énergie, sans lequel toute perspective d’intégration ou de simple coexistence pacifique ressemble à une promesse branchée sur du vide.